Praguematisme – partie 1

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Cross Club Entry

Prenant appui sur la fine barrière aux entrelacs cuivrés, je respirai un bon coup. Ma chope était à moitié vide, la fraîcheur de la bière m’avait déjà un peu rasséréné. Le crépuscule Printanier pointait à peine sur l’horizon galbé, que laissait entrevoir le feuillage de l’arbre transperçant la plate-forme métallique. Jeremiah m’avait promis d’être là à l’heure, mais comme toujours, mon putain de pote se laissait désirer. De violentes basses sonores montaient en gerbes depuis l’intérieur des salles, attirant paradoxalement les paisibles clients par leurs rythmes francs ; la transpirante brutalité de l’ambiance interne jurait avec la tranquillité qui régnait dehors. Je soupirai et allumai une cigarette tout en jetant un énième coup d’œil à ma montre.
Nous avions pourtant bien rendez-vous au Cross à 19 heures, j’en étais certain. Au-dessus de moi, j’observai les lampes en matériaux de récupération s’allumer et clignoter doucement, leur lueur rougeâtre faisant écho à l’incandescence de mon mégot. Tout ça pour des nénettes, c’était vraiment Jeremiah tout craché ;  je m’en voulus une fois de plus de m’être laissé embarquer dans l’un de ses légendaires plans foireux.

Depuis l’Accord d’Association, signé dix ans plus tôt et approuvé officiellement il y avait quelques mois, mon pays était entré dans une nouvelle ère, celle de la modernité. A cette époque-là, je sortais à peine d’une post-adolescence difficile, où chaque thune durement gagnée partait dans l’escarcelle familiale pour nourrir la mère et les frangines qu’il me restait.
Mais l’âge avait eu raison de mon sens du sacrifice et depuis quelques temps, je vivais en colocation avec cet abruti de Jeremiah, me proclamant gardien de lieux historiques pour payer le loyer d’un pauvre deux pièces sur la bordure Nord de Prague. Le quotidien n’était pas rose, un enchaînement de soupes et de mauvaise bière, de veille de nuit solitaire dans des loges de musées, le tout rehaussé d’un peu de shit et de soirées potables où, au pire on oubliait sa journée, au mieux on l’amendait en ramenant la moins regardante des gonzesses. J’ébouriffai mes cheveux clairs presque ras, puis tripotai nerveusement la croix qui pendait à mon cou. Je n’étais pas un mauvais bougre, encore moins un débile, si ma famille avait eu les moyens, j’aurais sûrement fait de grandes études. Rien n’égalait pour moi le plaisir d’apprendre, rien n’était plus sacré qu’un bouquin, rien de prévalait sur la culture, et j’aimais penser que j’avais le parfait profil de l’autodidacte accompli, de ceux qui voient un jour leur avenir s’illuminer, par la grâce des connaissances acquises indépendamment de toute institution.
Mais pour le moment, j’avais vingt-sept ans, pas un rond, pas de femme, pas d’appartement à moi et j’attendais Jeremiah, comme un con, là, à la terrasse du Cross Club, en descendant des pintes que je pouvais à peine me payer. Cela faisait une heure que je patientais, mais pas trace de lui ou des quatre meufs sensées nous accompagner.

Voilà quelques semaines, nous avions rencontré ici-même une bande de filles pas désagréables à regarder, avec qui le courant était bien passé. Kriss, la grande blonde à grande gueule qui me faisait un rentre-dedans outrancier, Ester, la belle brune taciturne, sa sœur cadette Elena, et la timide Nina, avec ses grands yeux de biche et ses boucles mordorées. Nous semblions bénéficier de leur charmante compagnie en exclusivité et nous préparions donc à jeter notre dévolu sur celle (ou celles) qui voudrait bien s’encanailler. Personnellement, Kriss n’avait de cesse de m’aguicher à grand renfort de décolletés et de gestuelle sociale tactile, mais je la laissais volontiers à Jeremiah. Les femmes dont le débit verbal était malheureusement aussi généreux que leurs attributs féminins n’avaient jamais été mon truc. Je préférais largement la timorée petite Nina, auréolée d’une frange vénitienne et de mystérieux silence, même si cette dernière semblait ignorer poliment les signes que je pouvais lui envoyer.

Après quelques sorties, ne voyant toujours par la récolte des fruits espérés se profiler à l’horizon, mon colocataire avait sorti l’artillerie lourde pour les impressionner. Il leur avait alors confié où je travaillais : j’étais gardien au Klementinum, j’en connaissais le moindre recoin, j’en avais même les clés. J’avais senti l’embrouille arriver et je ne me trompais pas ; mon colocataire proposa aux filles qu’on leur ouvre les portes de l’observatoire de nuit, pour elles seules et dans l’illégalité la plus totale. Jeremiah et moi nous connaissions depuis tout môme, il m’en avait fait faire des conneries, mais là, c’était un coup à me faire virer, voire à m’envoyer tout droit en taule pour quelques temps. Ce salaud savait comment me coincer : il leur exposa directement le projet, sans prendre la peine de me demander mon avis au préalable. Je me retrouvais ainsi au pied du mur, ma fierté m’empêchant de passer pour un trouillard devant une bande de jeunes donzelles, encore moins devant celle qui me faisait un peu plus triquer chaque jour qui passait.
– C’est dingue Marek, t’as vraiment le passe-partout du Klementinum ?! S’était extasiée Kriss, tout tétons pointant, tandis que les deux sœurs me dévoraient des yeux avec effarement.
– Gueule donc pas si fort, la rabroua d’un air de conspirateur mon pote d’enfance, jetant de furtifs coups d’œil à droite à gauche, comme si on pouvait être espionnés par le KGB. Ce sera notre secret, Marek voulait vous faire la surprise. Pas vrai Marek ?
Je vis son regard quêter désespérément mon approbation, mais j’aperçus surtout pour la première fois, une lueur d’intérêt dans celui de Nina. Ses prunelles emmiellées d’or me sondaient et semblèrent briller d’admiration, illuminant ses fossettes enfantines, son large front, sa peau d’opale fraîche.
– Même dans la bibliothèque… ? S’enquit-elle, timidement.
Je ne pus que hocher la tête, fou d’espoir et d’inconscience. Il me sembla percevoir, dans l’étincelle née de ses yeux, cette passion commune infinie pour l’odeur des vieux livres, pour le toucher poussiéreux d’une reliure rongée par les ans, pour le bonheur que procurent les pages jaunies sous les doigts solitaires, pour la faim de savoir jusqu’à l’insomnie. L’espace d’une seconde, je me vis la guider à travers la salle mythique, évoquer les légendes et raconter l’Histoire, partager, instruire et apprendre d’elle dans ce lieu magique, respirer jusqu’à l’asphyxie cet instant intense, pour enfin finir par la prendre sur le dallage maintes fois centenaire, apothéose orgasmique d’une rencontre intellectuellement charnelle.
– Ouais bien sûr, même dans la bibliothèque.
Et sur le moment, lui arracher ce sourire valait tous les plans foireux du monde.

21 heures 48. J’aperçus enfin l’épaisse tignasse de Kriss s’avancer vers moi, assortie de sa traditionnelle jupe  « j’en-ai-mise-une-par-acquis-de-conscience », de ses talons de strip-teaseuse et de son envahissant volume sonore. Elle était suivie de près par Ester, venue avec une robe noire qui lui conférait des faux airs de femme fatale, mais sans sa siamoise. Et enfin Nina, jolie comme un cœur dans son pantalon pastel.
– Il n’est pas là Jeremiah ? Demanda Kriss, dardant un regard turquoise empli de déception vers moi.
– Non, toujours pas… Grognai-je.
– On l’attend encore un peu ? Suggéra son alter ego brun.
– Honnêtement, il vaudrait mieux descendre dans le centre avant la nuit…
– Bon, tant pis pour lui, déclara Kriss. Ça en fera plus pour toi, sous-entendit-elle d’un air coquin, posant une main aux mœurs sudistes sur le peu d’abdominaux que je possédais.
J’hésitai à abandonner mon meilleur ami à l’orée de ce qui s’annonçait être la nuit du siècle. Ceci dit, j’en avais marre de l’attendre, je bouillais d’impatience, d’autant que la soirée promettait son lot de bonnes surprises. Peut-être ce crétin avait-il été pris d’une crise de lâcheté aigüe? Je haussai les épaules et décidai de mettre notre plan d’intrusion à exécution sans son aide. Après tout, il n’avait qu’à être à l’heure.

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